Description
Michel-Marie Carquillat (1803-1884) avait exécuté pour le compte de la maison Didier-Petit et Cie, en 1839, le fameux Portrait de Joseph-Marie Jacquard (inv. MT 2264 et MT 42157) qui avait assuré la publicité du fabricant à l'Exposition des produits de l'industrie française, d'après la mise en carte de J.-L. (Jean-Louis ?) Moulin. Mais François-Didier Petit de Meurville, à la tête de la maison Didier-Petit et Cie, avait alors refusé que Moulin et Carquillat apposent leurs noms sur le chef-d'œuvre. Seuls figuraient ceux de Jean-Claude Bonnefond (1796-1860), le directeur de l'École des Beaux-Arts de Lyon, auteur du tableau que reproduisait le tableau tissé, et de la maison Didier-Petit et Cie qui avait produit ce dernier.
Déçus de n'être jamais mentionnés comme les auteurs véritables du portrait tissé, Moulin et Carquillat réagirent chacun à leur manière : Moulin démissionna de la maison Didier-Petit et Cie ; Carquillat, lui, imagina une manière très originale de rappeler qu'il avait exécuté le Portrait de Jacquard tout en assurant, de manière inédite, son autopromotion.
Après que la faillite de la maison Didier-Petit et Cie en 1843, Carquillat réédita le Portrait de Jacquard, dont il avait conservé la mise en carte originale. Sur les exemplaires produits après cette date, un seul détail diffère par rapport aux originaux : le tisseur a ajouté, en partie inférieure de la laize, au centre, sous la dédicace à l'inventeur, l'inscription : « Tissé par M. M. Carquillat. » Le musée des Tissus conserve un exemplaire de ce retissage (inv. MT 49086), première étape de la grande entreprise publicitaire orchestrée par Carquillat pour son propre compte.
Le 24 août 1841, le tisseur avait reçu l'honneur d'une visite à son atelier du colonel Henri d'Orléans, duc d'Aumale. Ce dernier, au retour d'une campagne en Algérie qu'il avait menée en 1841 à la tête de son régiment, le 17e léger, avait fait un séjour à Lyon du 22 au 26 août. Accompagné du président et du vice-président du Conseil des Prud'hommes, Antoine Riboud et Claude-François-Pascal Arquillière, de Jacques Mathevon père, fabricant, et de quelques autres personnes, il se rendit aux ateliers de la Croix-Rousse. Il vit des métiers pour le tissage des écharpes chez Martinon, des châles en soie chez Goy, avant d'aller chez le tisseur Carquillat. Deux ans plus tard, le 22 septembre 1843, son frère, le duc de Nemours, visite lui aussi les ateliers en compagnie de son épouse, notamment ceux d'Auburtier, Martinon, Dufour, Dangle et Gringlet. On sait, par un courrier de son secrétaire des Commandements, qu'il se rendit aussi à l'atelier de Carquillat. Le maître-tisseur offrit au prince le Portrait de Jacquard. De retour à Paris, ce dernier lui en exprima sa reconnaissance en faisant envoyer au maître-ouvrier une médaille d'or destinée à lui rappeler « toute sa satisfaction » (archives du musée des Tissus).
Carquillat avait alors déjà conçu le projet d'un singulier tableau qu'il espérait présenter à l'Exposition des produits de l'industrie française de 1844. Il en avait commandé pour cinq cents francs le dessin à Jean-Claude Bonnefond. Il revenait ainsi vers l'auteur du Portrait de Jacquard, peintre reconnu, qui avait déjà garanti le succès du tableau tissé pour la maison Didier-Petit et Cie, réputé, de surcroît, pour être un « orléaniste bon teint. » Le sujet était la visite du duc d'Aumale à son atelier. André Manin (vers 1817-1885), ancien élève de l'École des Beaux-Arts, établi dessinateur à Lyon, fut chargé de la mise en carte. Avec ce projet, Carquillat réalise une opération sans précédent. Le musée des Tissus conserve à la fois les dessins préparatoires à la composition d'ensemble et aux différents personnages de la scène (inv. MT 26506.1 à MT 26506.8 et MAD 3090), la mise en carte originale (inv. MT 37281) et le tableau tissé (inv. MT 24735).
Au centre de la composition se tient le duc d'Aumale. Mathevon, à droite, son chapeau haut-de-forme à la main, introduit Carquillat qui déploie le Portrait de Jacquard. Le groupe à gauche est composé du lieutenant-général baron Aymard, du préfet Jayr, du président Riboud et du maire Cabias. Dans le fond un ouvrier travaille au métier. À l'extrême droite, Geneviève Pernollet-Carquillat a fait chercher sa fille qui jouait au cerceau. Un jeune rondier, entré incidamment dans l'atelier, s'arrête et soulève son chapeau avec respect. Tous les détails de l'atelier ont été représentés, la suspente où dort le jeune ouvrier, la mécanique à dévider et l'horloge, qui marque trois heures moins le quart, le métier et sa mécanique Jacquard, la lanterne, le chelut et, à terre, des roquets, des cartons Jacquard et des poulies témoignant que la visite a eu lieu à l'improviste. Des inscriptions identifient la scène, « Visite de Mgr le Duc d'Aumale a la Croix-Rousse, dans l'atelier de M. Carquillat,/ le 24 août 1841 », les personnages présents, mais aussi le tisseur et le metteur en carte, Carquillat et Manin, informations qui faisaient défaut sur le Portrait de Jacquard, où seuls étaient cités Bonnefond et la maison Didier-Petit et Cie. En bas du tableau figure cette instructive dédicace : « Dédié au Roi/ Par Mel Carquillat, en 1844. »
Le nom de Carquillat n'apparaît pas moins de trois fois ! Et pour rappeler qu'il a exécuté le Portrait de Jacquard, Carquillat fait de son premier portrait tissé le sujet principal du tableau, déployé au centre de la composition comme une sorte de Véronique laïque. L'employé dans le fond suspendant son battant pour se tourner vers l'illustre groupe, travaille sur le métier même qui a réalisé le chef-d'œuvre. La Visite du duc d'Aumale est le seul autoportrait jamais produit par la Fabrique lyonnaise. Le maître-ouvrier dédie son tableau au roi, comme le font les auteurs ou les graveurs. C'est un autre fait inédit dans l'histoire du portrait tissé.
Carquillat présente La Visite du duc d'Aumale à l'Exposition des produits de l'industrie française de 1844 et c'est en son nom propre qu'il obtient une médaille de bronze. « M. Carquillat, maître-ouvrier, à Lyon (Rhône). A tissé un tableau représentant la visite faite dans son atelier par M. le duc d'Aumale à son retour d'Afrique. Ce tableau reproduit fidèlement treize (sic) personnages, d'après une toile de M. Bonnefond, directeur de l'école de dessin et de peinture de Lyon. L'exécution de ce travail a nécessité la création d'un métier à cinq mécaniques Jacquart (sic) , beaucoup d'intelligence, de soins et d'argent. Rien n'a arrêté M. Carquillat et le succès a couronné ses efforts. Le jury lui décerne la médaille de bronze. » Le nom de Carquillat est enfin entendu.
À l'Exposition nationale des produits de l'industrie agricole et manufacturière de 1849, Carquillat présente un nouveau tableau tissé, le Portrait du pape Pie IX, dont le musée des Tissus conserve deux exemplaires, le premier exécuté en 1849 (inv. DET 438), le second retissé en 1865 (inv. MT 24579). Les jurés sont extrêmement impressionnés par la qualité du tissage, à l'imitation de la gravure en taille-douce, de ce portrait. Ils décernent à Carquillat une médaille d'argent. Évidemment, le tisseur fait figurer son nom sur son œuvre, à deux reprises.
À l'Exposition universelle qui se tient pour la première fois à Londres en 1851, Carquillat expose pour son propre compte la Visite du duc d'Aumale et le Portrait du pape Pie IX. Pour la maison Potton, Rambaud et Cie, il exécute aussi un Portrait de la famille royale d'après un tableau de Franz Xaver Winterhalter, qui n'a pas nécessité moins de trois grandes mécaniques Jacquard et une petite et quatorze mille cartons. Le musée des Tissus conserve un exemplaire de ce tableau (inv. MT 37996). En 1855, à Paris, il expose à nouveau son Portrait de Pie IX, sous son nom propre, et, pour le compte de la maison Mathevon et Bouvard, le Portrait de George Washington, dont le musée des Tissus conserve la mise en carte originale (inv. MT 37280) et un retissage fait pour l'Exposition universelle de Chicago en 1893 (inv. MT 25277). Le jury reconnaît que l'imitation de la gravure en taille-douce par le tissage atteint-là un degré de perfection inégalé.
Carquillat est déjà une célébrité de la Fabrique. Il trouve encore moyen de se promouvoir lui-même, avec une énergie inégalée. Sans être récompensé à l'Exposition universelle de 1855, il domine le domaine du portrait tissé par la maîtrise des taffetas double-chaîne. Il adresse dès 1854 à la Maison de l'Empereur deux petits portraits de l'Empereur Napoléon III (inv. MT 25089.1) et de l'Impératrice Eugénie (inv. MT 25089.2), mis en carte par Marc-Laurent Bruyas et tissé par lui-même, comme l'indiquent les inscriptions qu'il y appose, « Bruyas del(ineauit). » et « Carquillat tex(uit). » Comme la réponse de l'Empereur tarde à venir, il adresse une réclamation, supposant que les deux portraits n'ont jamais été remis à Leurs Majestés. L'adjudant général du palais impérial, le général Alexandre-Alban Rolin, prend la peine de lui répondre pour lui indiquer que la réclamation a été transmise au ministre de la Maison de l'Empereur lui-même (archives du musée des Tissus)...
Les deux effigies de Napoléon III et d'Eugénie inaugurent une série de portraits en bustes, la plupart exécutés en collaboration avec les dessinateurs Marc-Laurent Bruyas ou Jacques Allardet. La série s'échelonne de 1854 à 1880 essentiellement. Elle comprend, par exemple, le second Portrait du pape Pie IX, réalisée d'après la photographie du souverain prise par le Studio D'Alessandri (inv. MT 28362.4). Ces portraits ont un format relativement standardisé.
C'est à cette période que Carquillat exécuta une nouvelle version du Portrait de Jacquard, son premier portrait tissé, dont il livre un « extrait », limité au buste de l'inventeur. Il présente le même format standardisé que les autres bustes de la série. Comme sur les autres portraits de cette période, les noms des auteurs figurent sous les deux angles inférieurs de l'image. On lit ici « Didier Petit » et « Carquillat tex(uit) ». Si l'on sait que Carquillat est le tisseur, on ignore en revanche quelle est la fonction exacte de Didier Petit dans le processus de création. Et le nom de Jean-Claude Bonnefond a lui totalement disparu. Bonnefond est mort en 1860. Carquillat profite alors sûrement de sa disparition pour supprimer sa mention du Portrait de Jacquard. Il maintient la citation de la maison Didier-Petit et Cie puisque c'est elle qui avait été décorée en 1839, quand le nom de Carquillat était encore inconnu. Plus de trente ans après la réalisation du premier portrait tissé, Carquillat répare discrètement l'injustice dont il se sentait victime, au détriment du nom de Bonnefond. Cette réparation est d'autant plus efficace que les portraits en buste, beaucoup moins coûteux que les grands chefs-d'œuvre du tissage que représentaient le premier Portrait de Jacquard ou la Visite du duc d'Aumale, avaient vocation à être diffusé beaucoup plus largement. Carquillat popularisait avec eux le portrait tissé tout en orchestrant sa propre gloire.
Mais se rendant justice à lui-même, il reproduit doublement l'injustice commise par François-Didier Petit de Meurville, comme en témoigne un courrier de Moulin conservé dans les archives du musée des Tissus : « Dans un cabinet de dessin, les visites sont nombreuses, bien des amis vinrent me voir, ils voulurent voir ce travail du portrait de Jacquard (la mise en carte conservée au musée des Tissus, inv. MT 25800), je m'empressai de les contenter ; parmi eux, l'un me demanda de lui prêter mon dessin, il voulut ne copier que la tête, il s'en est tenu là et mon dessin me fut rendu comme il l'avait dit. Mais plus tard, quelle ne fut pas ma surprise, mon emprunteur avait été nommé professeur de dessin à la Croix-Rousse et dans l'exposition qui eut lieu à Lyon à cette époque j'ai vu mon portrait exposé Fait d'après Bonnefond. Je me sui splaint à Messieurs les administrateurs. On ne m'a pas répondu. Après bien des lettres et des démarches, j'ai reçu la visite d'une personne qui m'a prié bien poliment de cesser mes réclamations. Vous ne réussirez pas, m'a-t-il dit, on tient à exalter cette école. Quelques amis vinrent me voir pour rire de ma mésaventure, en me disant que ce qui entourait le portrait faisait mentir celui qui disait l'avoir fait. »
On reconnaît dans l'indélicat metteur en carte dont parle Moulin le peintre Marc-Laurent Bruyas (1821-1896). Il avait été élève de l'École des Beaux-Arts de Lyon (1832-1833), puis de Frédéric Grobon (1836-1841). Il exposa régulièrement aux Salons lyonnais (1839, 1857-1895) et parisiens (1869-1879). Par ailleurs, il dirigea, de 1877 à sa mort, l'École municipale de dessin de la Croix-Rousse. Le musée des Tissus conserve deux exemplaires du portrait en buste de Jacquard (inv. MT 28362.6 et MT 33396), où seuls apparaissent les noms de Didier-Petit et de Carquillat. Dans un premier temps, Carquillat n'autorisa donc pas Bruyas à faire figurer son nom, sans doute pour ne pas heurter Moulin. Mais d'autres versions sont connues, où les inscriptions précisent « Carquillat tex(uit)» (« Carquillat l'a tissé ») et « Bruyas del(ineauit) » (« Bruyas l'a dessiné »). Elles sont probablement postérieures à la nomination de Bruyas comme directeur de l'école de dessin de la Croix-Rousse et à l'issue infructueuse des démarches de Moulin.
Maximilien Durand