Tenture dite « au paon et au faisan »

Tenture dite « au paon et au faisan »

Identifier
20039
Material
Technique
Depiction
Dimension
160 cm (height)
79 cm (width)
Production time
Production place

Description

La tenture dite « au paon et au faisan » est sans doute l'une des réalisations les plus emblématiques et les plus abouties de Philippe de Lasalle (1723-1804), lui-même l'un des plus célèbres dessinateurs et marchands-fabricants de Lyon des règnes de Louis XV et de Louis XVI. La réputation de Philippe de Lasalle, basée à la fois sur la perfection de ses dessins et sur les innovations techniques qu'il a apportées au métier, tout autant que sur son exceptionnelle faculté, tout au long de sa carrière, à développer ses affaires, explique que les étoffes issues de ses ateliers ont été collectées avec soin par les dessinateurs qui lui ont succédé et par les professionnels de la fabrique, comme Jules Reybaud, dessinateur, et François Bert, professeur de théorie, qui avaient lui et l'autre constitué une collection exceptionnelle, toutes deux acquises par la Chambre de Commerce pour son jeune musée d'Art et d'Industrie en 1862. Plusieurs chefs-d'œuvre de Philippe de Lasalle ont donc rejoint de la sorte la collection du musée des Tissus, qui est aujourd'hui la référence mondiale pour l'étude et la connaissance de la production de Philippe de Lasalle. C'est le cas de la laize de la fameuse tenture « au paon et au faisan », acquise à Jules Reybaud, avec le motif du faisan, et du panneau avec le motif du paon, acquis de François Bert (inv. MT 2870). Le musée des Tissus conserve également la mise en carte originale, de la main de Philippe de Lasalle lui-même, de ce motif du paon (inv. MT 22047). La création de la tenture « au paon et au faisan » est le fruit de l'aboutissement des recherches entreprises par Philippe de Lasalle dès le début des années 1770. En 1771, la Fabrique lyonnaise subit une crise terrible, dont les causes et les effets sont rappelés par le mémoire qu'adressent, en mars 1772, les maîtres ouvriers à Jean-Charles-Philibert Trudaine de Montigny (1733-1777), car « les cris et les gémissements continuels d'un corps d'ouvriers le plus considérable du Royaume [...] ne leur permettent plus de garder le silence. » Tous les « maux » qui accablent la Fabrique sont alors rappelés : les deuils successifs qui ont affecté les cours européennes, la trop grande quantité d'étoffes fabriquées à l'occasion du mariage du dauphin et restée invendue, la guerre dans les pays du Nord qui ferme les principaux débouchés, les progrès des manufactures étrangères que l'émigration des ouvriers de Lyon « fortifie et perfectionne tous les jours », les mauvaises récoltes qui augmentent le prix des soies..., autant de facteurs qui expliquent « une cessation presque générale dont la durée ne fut jamais si considérable en aucun temps » (Paris, Archives nationales, F121441). Philippe de Lasalle (1723-1804) est alors en train de perfectionner le métier qu'il a inventé et qui lui permet, tout en renouvelant le dessin, d'abaisser les coûts de production. Par ailleurs, il imagine de produire des meubles en cannetillé, brochés à plusieurs lats liés en taffetas, ou en satin chaîne, dont les trames de fond, peu visibles, sont en schappe de soie lattée de coton, en coton ou en lin, et les trames brochées en schappe, également, pour les couleurs les plus mates, afin de réaliser des étoffes à prix véritablement compétitifs. Le premier exemple de ce type de meubles est très probablement la tenture « aux Perdrix » (inv. MT 2882), qu'il est en train de tisser lorsqu'il invite, en 1772, les maîtres-gardes de Lyon à se rendre à son domicile, rue Royale, au premier étage, pour examiner le métier de son invention à semple mobile, permettant de produire aisément de grands rapports de dessin sur la hauteur d'une laize. Sur cette étoffe, les deux semples amovibles divisent le décor en deux parties correspondant chacune à plus de cinquante centimètres d'étoffe. Les maîtres-gardes sont impressionnés par ce système et par cette « étoffe fond carrelé bleu, brochée soye, a plusieurs lats, dont le dessein contenoit soixante dizaines » (Paris, Archives nationales de France, F121444A, Procès-verbal dressé par les maîtres-gardes, 9 novembre 1772). Cette tenture a été livrée à Louis-Joseph de Bourbon, prince de Condé, pour le Palais Bourbon, et elle a été utilisée pour le Salon d'attente de Bathilde d'Orléans, duchesse de Bourbon, la fille du prince et l'épouse de Louis-Henri de Bourbon-Condé. En 1773, elle fut aussi livrée à l'impératrice de toutes les Russies, Catherine II. Elle fut utilisée pour le Boudoir au premier étage du Grand Palais de Peterhof. Cette même année 1773, Philippe de Lasalle livre aussi à l'impératrice une autre étoffe remarquable, la tenture dite « de Tchesmé » (inv. MT 2886), elle aussi réalisée grâce au métier à semple mobile au moyen de soie, de coton et de schappe. Le prix de cette tenture, consigné dans les Archives de la maison impériale (РГНА, Ф 468, оп. I. Д. 3888, 1773 г., л. 156/RGIA, F. 468, liste 1, n° 3888, 1773, p. 156), paraît, en effet, dérisoire (dix roubles cinquante kopecks par archine) par rapport au coût de la tenture dite « au paon et au faisan », livrée en 1778 pour vingt-cinq roubles l'archine. Cette capacité de Philippe de Lasalle à maintenir son activité durant la grande crise de 1771-1772 grâce à l'invention du semple mobile et à la production d'étoffes mélangées, en soie, coton et schappe, a peu été soulignée. Au début de l'année 1778, pourtant, Philippe de Lasalle fait rappeler l'état de ses travaux au Directeur général des Finances (Archives nationales de France, F121444A, 6 janvier 1778). Parmi les services qu'il a rendus à la Fabrique lyonnaise, il rappelle qu'« il a fait considérablement travailler les ouvriers de Lyon en étoffes pour meubles pour la Russie, ou il entrait très peu de soye, beaucoup de main d'œuvre et dont les fleurs s'exécutoient avec le rebus des cocons qu'il faisoit filer. » Il obtient peu de temps après une gratification de six mille livres, dont Jacques Necker l'informe dans une lettre datée du 13 juin, où il précise : « Je sçais aussi que vous avés créé dans la partie des meubles une branche de Commerce qui dans des tems de cessation de travail a occupé un grand nombre d'ouvriers et que vous avés été autorisé à cette occasion par le Conseil a sortir des règles prescrites par les Reglemens de la Fabrique en vous assujettissant a une marque distinctive ; les remerciemens que vous ont faits en 1772 les syndics et Mrs Gardes de la fabrique de Lyon à l'occasion du portrait de Louis XV exécuté en étoffes dont vous avés faits présent à cette Com(munau)té prouvent jusqu'à quel point vous avés porté l'art du dessein et de la fabrication. » Necker s'est préalablement fait remettre un rapport (Archives nationales de France, F121444A) sur Philippe de Lasalle, dans lequel on apprend que le fabricant fut autorisé à « s'écarter des méthodes usitées de fabriquer les étoffes, en mettant une marque distinctive, pour laisser à son génie l'essort dont il avait besoin, et l'on a vu sortir de son pinceau des chefs-d'œuvre dans le genre d'étoffes pour meubles, en matière de laine, fil et bourre de soye qu'il faisait préparer à sa manière, ce qui a prodigieusement occupé de bras dans des temps mesme de cessation d'ouvrages et ses étoffes ont orné les Palais des Rois et ceux de l'impératrice de Russie qui a considérablement fait travailler la ville de Lyon dans cette nouvelle branche d'industrie. » La « marque distinctive » qui désigne les étoffes mélangées de coton ou de lin et intégrant de la schappe a pu récemment être identifiée : il s'agit du traitement différenciel des deux lisières d'une même laize, l'une d'entre elles comportant une mignonnette constituée de fils de chaîne (une quarantaine) noirs. On trouve cette marque sur la fameuse tenture « aux Perdrix », sur celle « de Tchesmé », en soie, schappe et coton, bien sûr, mais aussi sur une laize de satin jaune, broché de fleurs nuancées (inv. MT 2879) ou sur la tenture  « aux colombes » (inv. MT 29688), en soie, schappe et lin, par exemple.  Les livraisons de Philippe de Lasalle pour la Russie sont le résultat du cadeau que le fabricant a adressé à Catherine II, par l'intermédiaire de Voltaire, en 1771, de son portrait tissé en camaïeu, sur un médaillon rapporté par broderie dans un entour de fleurs, dont le musée des Tissus conserve un exemplaire (inv. MT 2869, avec la mise en carte de ce même portrait, inv. MT 42162, et celle de l'entour de fleurs, inv. MT 1701), et du même entour de fleurs contenant une scène allégorique célébrant la victoire de Tchesmé. Les deux tableaux tissés étaient accompagnés de vers composés par Voltaire, à la gloire de la souveraine, et brodés sur l'étoffe. Des commandes de meubles façonnés s'ensuivirent, et les livraisons de Philippe de Lasalle pour la Russie s'échelonnent en 1773, 1776, 1778 et 1780. Les archives du Kammer-Zahlmeister de Saint-Pétersbourg ont conservé la mention de plusieurs livraisons de meubles de Philippe de Lasalle pour Catherine II, par l'intermédiaire, notamment, du marchand Johann Weynacht. En 1778, notamment, les registres de l'inspecteur général des finances de la Cour de Russie mentionnent la livraisons de plusieurs étoffes, parmi lesquelles on reconnaît la fameuse tenture « au paon et au faisan », ainsi décrite : 361 3/4 аршин атласу паилевого на котором вытканы шелком с канителю фазаны и индейския павлины по 25 р. 9043 р. 75 к », c'est-à-dire « 361 archines 3/4 (soit environ deux cent cinquante-sept mètres) de satin couleur paille sur lequel des faisans et des paons indiens sont brochés avec de la soie et de la chenille à 25 roubles (par archine) soit 9043 roubles et 75 kopecks » (РГНА, Ф. 468, оп. I. Д. 3888, 1773 г., л. 156/RGIA, F. 468, liste 1, n° 3893, 1778, p. 156). La tenture avait été commandée probablement un an auparavant, en 1777. À cette date, la crise de la Fabrique a été surmontée, et Philippe de Lasalle a cessé de produire des étoffes mélangées. La tenture « au paon et au faisan » est tout en soie, ce qui explique la différence de prix significative (plus de deux fois supérieur) avec la tenture « de Tchesmé », livrée quatre ans seulement auparavant. La tenture « à la corbeille de fleurs » ou « au panier fleuri » (inv. MT 1279) et la tenture dite « de Crimée » (inv. MT 24437, mise en carte ; MT 1280, tenture), livrées en 1776, coûtaient dix-huit roubles l'archine et étaient également tout en soie. Comme la tenture « au paon et au faisan », leur largeur avoisine les soixante-dix-huit centimètres. Cette grande ampleur des laizes montre aussi que Philippe de Lasalle, à cette date, maîtrise suffisamment son invention, le semple mobile, pour produire des dessins complexes sur une si grande largeur. En effet, le dessin de la tenture « au paon et au faisan » est considéré, à juste titre, comme le chef-d'œuvre de Philippe de Lasalle. Sur un fond de satin jaune d'or se déploie une treille, enguirlandée d'églantines, qui dessine des compartiments en forme de cartouche, sommés d'un nœud et d'une corbeille remplie de grappes de raisin. Des sarments de vigne courent sur le treillage, qui abrite alternativement un faisan doré (Chrysolophus pictus), au riche plumage traité en chenille de soie, et un cygne. La seconde scène regroupe deux canards colverts (Anas platyrhynchos) et un paon faisant la roue. Lorsque les laizes étaient raboutées par le tapissier, les motifs du faisan et du paon alternaient en quinconce dans les médaillons. La composition, dont le rapport de dessin avoisine les cent soixante-quatre centimètres de haut pour la largeur totale de la laize, soit un chemin, nécessite trois semples. Deux permettent de composer le motif de treille et correspondent chacun à environ cinquante centimètres d'étoffe. La limite inférieure du second semple est visible à l'extrémité inférieure de la laize où se trouve le chef de pièce. Ce semple permettait d'exécuter la partie supérieure des fruits dans la corbeille et les deux arceaux de treille avec leur guirlande d'églantine qui forment la partie inférieure du médaillon. Le premier semple, de la même taille, permettait d'exécuter la corbeille elle-même avec le nœud, l'arceau de treille et les guirlandes d'églantines qui forment la partie supérieure du médaillon. Le dernier semple était plus conséquent. C'est celui qui permettait d'exécuter alternativement le motif du paon ou celui du faisan. Il correspond à environ soixante-quatre centimètres d'étoffe, dimensions qui concordent exactement avec la mise en carte du paon conservée au musée des Tissus, ou avec l'étoffe avec le paon dans la même collection. C'est aussi le plus conséquent des semples mobiles jamais conçus par Philippe de Lasalle : les semples permettant d'exécuter le décor de la tenture « à la corbeille de fleurs » ou « au panier fleuri », livrée en 1776, étaient aussi au nombre de trois, mais tous de même taille, correspondant à environ trente-neuf centimètres et demi de hauteur, soit soixante dizaines (ou six cents cordes, soit dix-huit ou dix-neuf passées par centimètre). Le musée des Tissus conserve également un exemplaire original de la bordure qui accompagnait la tenture « au paon et au faisan » (inv. MT 2894). La prouesse technique et la qualité du dessin expliquent certainement la différence de prix pour cette tenture « au paon et au faisan », et son succès. En effet, une autre livraison, effectuée par Camille Pernon (1753-1808), est enregistrée en 1780 dans les comptes impériaux russes. Elle est alors accompagnée d'un complément d'étoffe de la tenture « aux Perdrix. » Camille Pernon venait de recevoir son brevet de maîtrise, le 11 novembre 1779, et il travaillait dans la maison paternelle, notamment comme agent en Russie. Il figure, en effet, dès 1780, avec le titre d'« Agent de S. M. l'Impératrice de toutes les Russies » dans l'Almanach de Lyon, titre qu'il a conservé jusqu'en 1792. La tenture « au paon et au faisan » fut utilisée en 1783 dans le palais préféré de Catherine II, à Tsarkoïe Selo, dans la chambre dite « Chambre de Lyon » aménagée par Charles Cameron. Elle y demeura jusqu'en 1801. Entre 1779 et 1786, la manufacture impériale d'Ivan Lazarévitch Lazarev, à Frianovo, exécuta des retissages de la tenture « au paon et au faisan ». Le musée de l'Ermitage, à Saint-Pétersbourg (inv. Э/РТ 15995), et la maison Tassinari et Chatel (sans numéro d'inventaire), en conservent des exemplaires qui comportent, au chef de pièce, les marques de la manufacture en lettres cyrilliques. Ce sont de  tels retissages qui ornent aujourd'hui l'antichambre de la chapelle du palais de Tsarkoïe Selo. La tenture « au paon et au faisan », très appréciée de Catherine II, fut aussi utilisée dans d'autres palais impériaux, notamment dans la Chambre à coucher de l'impératrice à Peterhof. Maria Feodorovna, épouse du fils de Catherine II, le tsar Paul Ier, aurait fait prélever la tenture du palais de Tsarkoïe Selo pour son Salon de dessin et le Cabinet d'Élisabeth Alexeïevna au palais Michel à Saint-Pétersbourg. Ce qu'il advint des soieries par la suite n'est pas documenté. La maison Sapojnikov, au XIXe siècle, effectua des retissages de cette fameuse tenture, ainsi que des manufactures françaises, notamment sous le règne de Napoléon III.  Maximilien Durand