Description
La laize est conservée avec ses deux lisières. Le décor est conçu selon une symétrie bilatérale parfaite sur toute sa largeur mesurant un peu plus de cinquante-quatre centimètres. Le rapport de dessin mesure, en hauteur, quarante-cinq centimètres et demi, et, en largeur, cinquante-deux centimètres et demi, soit un chemin à pointe double en retour. Le décor est composé de deux rinceaux sinueux opposés composés de campanules tombantes bleutées, d’anémones largement épanouies au cœur bleu et aux pétales rouges et blancs sommées d’une fleur jaune de broméliacées, c’est-à-dire de la famille des ananas vraisemblablement importés d’Amérique du Sud et dégustés pour la première fois en France, à la table de Louis XV en 1733. Le fond de l’étoffe est travaillé à la manière d’un réseau de treillage alvéolaire dont de larges crevés ouvrent sur un paysage abritant une architecture de fantaisie. La construction de ces médaillons est réalisée en perspective centrée à un seul point de fuite, respectant le principe de symétrie parfaite de l’ensemble du motif. Sur un mur de douve trilobé dénué d’embarcadère, se déploie une architecture dont le corps de bâtiment principal est coiffé d’un toit terrasse bordé d’une balustrade. Au premier étage, cinq travées de fenêtres rythment la façade et au rez-de-chaussée, une arcade composée de trois arcs et quatre piliers forme le perron couvert d’un toit en appentis. De part et d’autre, deux ailes de bâtiments apparemment peu saillantes se terminent en tours carrées couronnées d’une toiture à l’impériale ornée d’une suite de trois boules. Cette architecture est ceinte de grands arbres feuillus dont on distingue deux essences, peut-être de chêne et de hêtre. L’îlot qui se reflète sur une eau calme est lui-même bordé d’une forêt verdoyante. Au premier plan, quelques souches aux feuilles lobées, de la même couleur que le fond, créent un effet de profondeur.
Cette étoffe a été acquise auprès de M. Bouillin de Lyon en 1889. Elle est inscrite à l’inventaire avec la description suivante : « un beau morceau Louis XIV, à maisons ». Raymond Cox, en 1900, dans son ouvrage L’Art de décorer les tissus d’après les collections du musée historique de la Chambre de Commerce de Lyon, la reproduit en partie pour la première fois dans son chapitre dédié à l’époque de Louis XIV qu’il caractérise ainsi : « Avec le XVIIe Siècle, la supériorité française s’affirme. Lyon est le principal cadre de production. À la confusion des compositions italiennes notre pays oppose l’expression claire, très lisible, de dessins s’inspirant directement de la nature. Pour la première fois apparaît le modelé du détail, qui jusqu’alors avait été stylisé en à plat et sans exception. Les fleurs et fruits sont, en général, plus grands que nature. » En 1902, dans son ouvrage Le musée historique des Tissus de la Chambre de Commerce de Lyon. Précis historique de l’art de décorer les étoffes et catalogue sommaire, il apporte quelques précieux détails concernant l’évolution de la production sous Louis XIV : « L’art du tissu passe par trois phases sous Louis XIV : pour la première (…), la fabrication s’affirme chez nous plus prospère. La seconde, au contraire, bénéficiaire des institutions de Colbert, va se révéler géniale. Elle est essentiellement réaliste d’expression et d’autant plus que, grâce à Revel, un élève de Le Brun, qui avait été mis à la tête du mouvement à Lyon, on inventera une nouvelle formule dans la représentation des détails décoratifs. Jusque-là, ils étaient rendus en à-plat, désormais l’ombre et la lumière y joueront, modelant le motif. C’est une innovation qui révolutionne l’aspect des étoffes et dont l’usage persistera pendant les deux règnes suivants. Sous Louis XIV la flore extrêmement nature est surtout employée. On l’interprétera dans des proportions relativement énormes, plus grandes que le modèle même : de grosses fleurs, de gros fruits, isolés, réunis en bouquets ou combinés à divers détails consécutifs aux goûts du jour : tel, par exemple, celui des jardins dits à la française, avec leurs treilles, leurs ifs, leurs caisses d’orangers, etc. ; tel aussi ce goût de l’archéologie qui se manifestera par l’apparition des ruines, de fragments d’architecture, ou bien encore la vogue des passements, des coquillages, etc. » La mention de Revel est ici le point le plus important de sa démonstration. Malheureusement, elle est anachronique puisque Jean Revel a œuvré pour la Fabrique lyonnaise sous le règne de Louis XV. Néanmoins, il y a bien eu, un autre Revel, son père, prénommé Gabriel, reçu à l’Académie royale de Peinture en 1683 et réputé avoir travaillé aux côtés de Charles Le Brun à Versailles. Jean Revel est, quant à lui, né en 1684 à Paris et décédé dans sa propriété de Saint-Rambert-l’Île-Barbe en 1751. Il serait arrivé à Lyon en 1710 en s’essayant d’abord comme portraitiste. Il aurait pu, lui aussi, bénéficier dans ses années d’apprentissage de la prestigieuse influence de Le Brun. Néanmoins, il semble rencontrer quelques difficultés dans son art du portrait et se serait alors tourné vers la fabrication des étoffes où son talent se serait rapidement imposé. Son style est marqué par l’emploi de formes volumineuses que sa science de l’ornement rend pourtant gracieuses.
C’est avec Peter Thornton que l’étoffe du musée des Tissus reçoit une nouvelle datation. Dans son ouvrage Baroque and Rococo Silks paru en 1965, cette laize de tenture est à nouveau reproduite et l’auteur, dans son cartel, indique que son dessin ressemble beaucoup aux dessins attribuables à Jean Revel : « It so closely resembles other designs attribuable to Jean Revel that there can be little doubt this silk was also designed by him. » Il propose alors de dater son exécution aux alentours de 1733-1734. Cependant, on peut s’étonner, en l’absence d’archives propre à cette laize, de pouvoir la dater aussi précisément. Peter Thornton se base sur la carrière de Jean Revel qu’il dévoile dès 1960 dans son article « Jean Revel, dessinateur de la grande fabrique » pour la Gazette des Beaux-Arts, nous invitant en premier lieu, à relire la préface d’Antoine-Nicolas Joubert de l’Hiberderie de son ouvrage Le dessinateur, pour les fabriques d’étoffes d’or, d’argent et de soies, paru en 1774. C’est l’une des premières sources à citer Revel et à lui reconnaître la paternité d’une innovation technique prodigieuse qui révolutionna le traitement des motifs et fit de Lyon, le centre incontesté de l’art de décorer les étoffes : « Mais il étoit réservé à la Peinture de briser les entraves qui retenoient encore quelques gens de goût ; de porter la lumière dans cette précieuse Manufacture, & de changer, pour ainsi dire, les ronces en fleurs. M. Revel Peintre parut, devint Dessinateur, & opéra seul ce changement par la supériorité de ses talens. Il introduisit les points rentrés d’une couleur à une autre, avec lesquels il forma si heureusement ces demi-teintes, qu’il donna ce moëleux, ce tendre qui imite la nature. Bientôt ces belles étoffes (ou plutôt ces tableaux en soie) excitèrent la plus grand émulation ; & une fortune rapide fut le prix de ses talens. Il eut la gloire de voir de grands hommes parmi ses imitateurs. Le dessein fut envisagé comme un art distingué, noble & en même temps lucratif : voilà le tableau que j’ai voulu mettre sous les yeux des jeunes gens avant que d’entrer en matière. » Peter Thornton renchérit sur ces fameux points rentrés en citant le fragment d’une mise en carte, alors conservée à l’École de Tissage et aujourd’hui entrée dans les collections du musée des Tissus (inv. MT 40932) qui semble être le seul exemple signé et daté de l’œuvre de Jean Revel. Elle a été réalisée à Lyon, le 22 décembre 1733 et présente un système de séparation des couleurs sous la forme de petites hachures horizontales, appelées alors « points rentrés » et que l’on nomme aujourd’hui « berclé ». Ces hachures sont réalisées uniquement avec les fils de trame. Cette audace, dans la fabrication des façonnés, lui a peut-être été inspirée de son observation des productions de la manufacture des Gobelins, auxquelles il a certainement été confronté lors de ses jeunes années parisiennes. L’ alliance entre le talent du dessinateur et l’ingéniosité du technicien à traduire sur étoffe des effets comparables à la peinture deviendra la marque de fabrique de la soierie lyonnaise, l’élevant pour les décennies suivantes au somment de l’art de tisser les étoffes. Dans l’histoire de la soierie, cette révolution marque l’introduction du naturalisme après une stylisation parfois extrême des fleurs ou des végétaux à Lyon, mais également en Italie ou en Angleterre. En effet, les motifs créés à Lyon sont presqu’immédiatement copiés, une réelle émulation s’empare des dessinateurs français qui lancent à haute fréquence des nouveautés, jusqu’à une fois par an, renouvelant ainsi considérablement la création. Les dessinateurs français vont être, à ce titre, les seuls dans toute l’Europe à bénéficier du statut d’artiste et Jean Revel est considéré par sa fortune critique comme le premier d’entre eux, leur Raphaël. Ses motifs couvriront littéralement le règne de Louis XV et ce, précisément dès 1733-1734. Si, comme Peter Thornton, l’on s’en tient à la mise en carte signée et datée de Jean Revel et à l’étude de la soierie anglaise, prompte à copier le dessin français, c’est bien à partir de ces années, et plus particulièrement 1735 pour l’Angleterre qu’est renouvelé brusquement l’art de décorer les soieries et que s’impose définitivement le goût français.
Cette laize de soierie a probablement été exécutée comme tenture. Les lignes de fleurs n’appellent pas forcément de complément puisqu’il n’existe qu’une infime marge entre elles et les lisières. Deux possibilités d’agencement peuvent être avancées. La première consisterait à aligner les cartouches au décor d’architecture mais juxtaposer ainsi les guirlandes de façon abrupte sans créer de nouveaux médaillons n’est pas entièrement satisfaisant. En revanche, la seconde hypothèse dans laquelle les médaillons seraient disposés en quinconce, offrirait un effet d’ensemble beaucoup plus rythmé. Les lignes sinueuses seraient doublées en épaisseur et animées d’un aimable jeu de couleurs. C’est cette dernière proposition que l’on est tenté de retenir d’autant plus qu’elle s’inspire de l’art de Jean Revel de disposer ses motifs de fleurs massives ou de fruits ventrus parfois fraîchement éclatés sur une même laize, toujours ordonnés en quinconce.
Claire Berthommier